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Résumé :

Dans une ancienne entité minière des bords de Meuse portant le nom d’emprunt de Villier (mais tous les Liégeois pourront reconnaître les lieux), Jeanne est victime d’une agression à l’arme blanche. Epouse d’un avocat en vogue, le jour où elle révèle sa liaison avec François, un intime de la famille, son existence paisible va virer au cauchemar. Jeanne pense trouver une épaule compatissante en la personne de Julien, un collègue et ami de longue date qui s’avère être un véritable pervers narcissique…



Extrait :


Le pire, ici, c’est la vallée ; la Meuse. Un fleuve canalisé, réduit depuis plus de deux siècles à un moyen de transport pour la gloire des industries minière et sidérurgique. Les rives du fleuve sont déprimantes, elles suscitent de l’hostilité voire de l’aversion. Tout n’est que succession de hauts-fourneaux, fonderies, laminoirs, forges ; uniforme laideur des constructions, colosses de béton et d’acier, façades de briques noircies. Lorsque le ciel se charge de crachats d’épaisses fumées d’un brun-jaune à vomir, des odeurs fétides gagnent rapidement, au gré des vents, les cités ouvrières avoisinantes. Un endroit insolite où les usines s'entremêlent à un habitat d'avant-guerre en déshérence, à l'architecture cubiste de logements sociaux à bon marché qui ont mal vieilli. Les charbonnages ont fermé, la gigantesque usine de Monsieur John Cockerill agonise dans un paysage qui ne s'éclaircit pas ; « la vallée conservera-t-elle toujours les stigmates de la puissance du capitalisme conquérant ? »

A quelques encablures, le jour se levait sur les cerisiers du Japon ; le soleil filtrait timidement au travers des branchages débordants de fleurs roses et blanches. Lorsque j’étais enfant, il ne fallait pas aller loin pour trouver un cerisier qui fleurisse et qui fasse ombrage à de vieux mineurs blaguant sur un banc. Les « sakura », c’est ainsi qu’ils se nomment là-bas, pullulaient à Villier-sur-Meuse , atténuant, à la belle saison, de leur beauté modeste mais exquise la monotonie du paysage.

Aujourd’hui, seuls quelques spécimens, plantés en ligne sur les trottoirs agrémentent encore l’avenue où je vis. Les bouquets qui déjà recouvraient mes parterres me rappelaient cependant combien leur splendeur est éphémère. Le nez collé à la vitre, je regardais choir la plus belle des fleurs en songeant à l’interprétation séduisante qu’en donnent les guerriers nippons : « l’homme au sommet de son évolution se détachant du monde. »

Quelle étrange destinée pour cet arbre majestueux, qui dans l’archipel des divinités fait l’objet d’une réelle vénération, que de s’unir et de croître sur cette terre jalonnée de vestiges d’une existence rude ; des terrils, quelques ruines plus ou moins à l’abandon, des rues dont les noms Germinal, Hiercheuses, Berlaines, Sclis…rappellent la toute puissance de l’industrie minière. Quelle leçon d’humilité pour une petite bourgeoise snobinarde, égoïste et prétentieuse qui avait toujours obtenu tout trop facilement !

Jeffrey est aussi un enfant de Villier. Durant les premières années de notre mariage, nous nous étions, non sans mélancolie, expatriés dans un village voisin. Nous avions eu l’opportunité d’acquérir l’une de ces petites maisons mitoyennes de briques rouges qui s’alignaient encore devant les derniers chemins de terre. Une trentaine de mètres en amont, l’église, toujours ceinturée sur le flanc nord d’un ancien cimetière, animait le quartier.

Même si le charivari des cloches et le carillon par trop régulier de l’horloge nous irritaient quelquefois, l’endroit n’était pas dépourvu de charme. L’imposant parvis fleuronné de bouquets de saison était remarquable, surtout à Noël où il était entièrement occupé par l’étable soigneusement aménagée par les paroissiens pour abriter la scène de la naissance du Christ. Bien que nous quittâmes, sans regret, quelques dix années plus tard cette bourgade, nous y fûmes vraiment heureux.

Nous avions choisi de bâtir notre nouvelle demeure dans l’un des rares quartiers résidentiels de Villier, à l’ombre de cette gueule noire que je regardais depuis un long moment, m’étonnant toujours que la nature y ait si généreusement, si vite, trouvé son chemin.  Cette terre rêche, authentique, je ne l’ai jamais quittée !  Peut-être parce que je lui ressemble ? Peut-être parce qu’elle fût celle où je passai mon enfance, non loin d’une petite place ombragée, d’un autre terril conique, d’un charmant coron : dans la maison d’Armand. La maison d’un grand-père qui fut mon refuge et mon guide. Le chemin que nous fîmes ensemble fut court mais plein, plein de tout. Ma mémoire est pourtant bien capricieuse ; elle semble ne me restituer que des images désordonnées et floues.

Je revois la silhouette trapue, robuste, la tête bien droite sur les épaules de mon grand-père qui lui donnait un air altier, fier, orgueilleux mais sans insolence. Un visage qui n’était pas marqué par le temps, peut-être parce qu’il n’eût jamais à descendre dans les mines. Et puis un regard ! Un regard vif, intelligent, rieur et tendre qui pouvait aussi être glacial, réprobateur.  Lorsque, après quelques heures passées avec les enfants du quartier à jouer dans la poussière noire et grasse du terril, je rentrais au bercail, l’humeur du jour transparaissait de ce regard cristallin.

Ma grand-mère, une jolie petite femme qui lui donna trois enfants, deux fils et ma mère, me dispensait chaque jour le bain salvateur dans la tine de fer blanc. Propre comme un sou neuf, je pouvais alors m’asseoir sur les genoux d’Armand. La tête posée sur son épaule, je reniflais l’odeur ambrée de l’eau de Cologne dont il frictionnait sa chevelure.

Le tintamarre désagréable d’une ambulance m’arracha au passé. La rue où nous vivons est, aussi, tristement réputée parce qu’elle relie toute la vallée au non moins célèbre hôpital de Villier. M’habituerai-je un jour à ce hurlement de sirène ? Finalement je préférais le joyeux tintement des cloches à ce vacarme quotidien et répétitif qui m’oppresse et me perce les oreilles.

Instinctivement, j’écartai mon visage de la fenêtre avec répulsion. Je venais de repérer la Renault verte de Julien. Ainsi donc le squale rôde toujours, aussi persistant qu’un relent d’égout, pensai-je en me dirigeant, avec des pieds de plomb, vers la pièce où quotidiennement je m’astreins à l’exercice. Jeffrey avait pris soin de programmer le percolateur avant d’entamer son incontournable jogging dominical. L’odeur du café qui se répandait dans toute la maison m’invitait, sans trop de difficulté, à boycotter la gymnastique. J’allumai une cigarette et traînassai dans la cuisine en avalant ma première dose de caféine. Je lançai un regard furtif en direction du coin à manger ; la corbeille d’osier regorgeait des viennoiseries préférées de Jeffrey. Bof ! Une fois n’est pas coutume, je décidai d’oublier mon pot de yaourt allégé au réfrigérateur et de m’offrir un vrai petit-déjeuner. Croissants et brioches que j’avalai avec un plaisir qui évoquait la douceur des matins passés dans la maison de mon aïeul.

Après la sonnerie du réveil-matin, je rabiotais volontiers quelques minutes jusqu’au moment persuasif où les odeurs de pains-perdus et de café attisaient ma gourmandise. Je descendais, pieds nus, l’escalier de bois  peint, m’introduisais, sans y être invitée, dans le petit salon. Armand, en feuilletant le journal, terminait sa première cigarette. Le tabac restait au fumoir, la gazette grossièrement pliée nous accompagnait au petit-déjeuner. « Jeanne ! Tu es encore à pieds nus. » s’époumonait ma grand-mère alors qu’avec diligence j’entamais les deux biscottes sucrées et chaudes qui emplissaient mon assiette en ignorant ses remontrances.  « Armand ! Lui passeras-tu tous ses caprices ? » grommelait-elle. Armand, la tête penchée sur une grille de mots croisés, esquissait à peine un mouvement d’épaule.

Ces souvenirs m’avaient mise en appétit, je terminai mon troisième croissant et repoussai d’un geste de la main le panier d’osier. J’avais apaisé un désir de nourriture mais non l’irrésistible envie de donner encore audience à ma mémoire. Je descendis au sous-sol où j’avais conservé dans un coin un ancien coffre en bois de l'armée ayant appartenu à mon grand-père. Je soulevai le pesant couvercle. Des odeurs s’en exhalèrent ; un étui à cigarettes en cuir noir libérait encore timidement la senteur du tabac. Rudyard Kipling a joliment écrit que : « Pour faire vibrer les cordes du cœur, les odeurs sont plus sûres que ce que l’on voit ou ce que l’on entend. » Il dut en faire l’expérience car une odeur familière sublima l’essence de ma mémoire ; une odeur de naphtaline indissociable du vieux soldat qui m’invita à me souvenir combien ce coffre, disgracieux dans sa vilaine teinte kaki d'origine, fut témoin de nos jeux.

Plein de son barda militaire, dont nous étions tous deux capables d'inventorier très précisément le contenu, Armand m'invitait souvent à revêtir ceinturon, guêtres, et autres décorations militaires. Sous le commandement du maître de guerre, avec sérieux et rigueur, le képi sous le nez, les manches froissées de l'uniforme d'infanterie à hauteur des chevilles, je m'adonnais à une gymnastique toute militaire. Mon grand-père laissait toujours échapper un éclat de rire avant la fin de l'exercice. Me secouant énergiquement il me portait à bout de bras et s'exclamait : « Ma petite pomme, mon petit général. »

Petite pomme ! Voyez-vous, en ce temps-là il y avait à proximité de la maison un grand verger planté de pommiers qui portaient de belles reinettes charnues à peau tachetée. Avant d'y goûter fallait-il encore défier la vigilance du fermier et escalader un muret peu élevé mais dangereusement surmonté de deux rangées de fil barbelé dont mes corsaires de coton rose ne sont pas les seuls à se souvenir. En fait, deux à trois garnements du quartier me secondaient docilement dans mes opérations hasardeuses. Au fond d'un immense jardin où tout n'était que ronces, orties, chardons et autres nuisibles, un ancien abri de guerre, entièrement recouvert d’une abondante végétation, devint le témoin de nos combines et le gardien privilégié du butin de nos maraudes et audacieux chapardages. Nous accédions plutôt facilement à l'entrée de la casemate qui se situait en front de voirie, sans nous faire remarquer par la maîtresse des lieux.  Une petite octogénaire crasseuse dont il était salutaire de ne pas apercevoir le cache-poussière souillé à carreaux noirs et blancs. Son visage émacié, raviné par l'âge et l'aigreur de la solitude, se trouvait encadré d'une longue chevelure grise et filasse qu'elle relevait toujours négligemment. La vieille mégère, pas dupe de nos manigances, sortait parfois de son insalubre baraque en vociférant des mots dans une langue que nous ne comprenions pas. Avec la dextérité du lièvre nous dévalions la rue en pente ; nous étions jeunes et téméraires alors que la vieille était boiteuse. Mon grand-père reçut souvent les doléances de sa voisine flamande. Bien qu'il eût repéré notre manège depuis belle lurette, il préférait jouer les ahuris.  Il était très amusé de ma hardiesse qui, faut-il le dire, l'exemptait des corvées participatives au jeu disons plus féminin de la dînette.

Et il y avait matière à plaisanteries sur la place où la majorité des immeubles étaient occupés par des retraités grincheux, antipathiques, emplis d'animosité à l'égard des rejetons turbulents et moqueurs que nous étions. Plus ils s'offusquaient de nos pitreries et plus nous attisions leur colère.

Brrr ! J'étais en chemise de nuit et il ne faisait pas très chaud dans cette cave. J’enfilai un survêtement qui traînait sur une chaise, repris une gorgée de café et poursuivis avec un mélange de plaisir et de nostalgie l’exploration du coffre. De vieilles photos jetées pêle-mêle, jaunies, écornées, pour la plupart des portraits de famille traditionnels. L’une d’entre elles, présentant visiblement des dimensions peu ordinaires, débordait du paquet ; un cliché de la place toute entière envahie de kiosques, manèges, et autres baraques foraines. Ce jour-là il dut y avoir un événement important ? Des banderoles, difficilement déchiffrables, étaient dressées entre les poteaux électriques « Fo.re du cha.b…ge - 17 ju.l.et 1964». 1964 ! J’avais neuf ans… J’étais là ! J’étais là ! C’est insensé ! Je ne peux avoir complètement effacé ce moment ? Fais donc preuve de perspicacité, Jeanne ; il y a sûrement un détail qui t’échappe… un attroupement de bambins à l’arrière d’une camionnette ! Cette camionnette, je la reconnais ! C'était celle du marchand de glaces avec sa délicieuse mélodie répétitive. Combien de courses effrénées pour rejoindre la petite camionnette lorsque négligemment Armand retirait une pièce de ses poches ? Dans l’attente de recevoir notre cornet, nous portions systématiquement un regard insistant, sans gêne, sur l’excroissance charnue, démesurée, d’un brun rosâtre qui pendait sur toute la largeur de la gorge du glacier, telle une caroncule de dindon, difforme, sillonnée de rides. Son cou était si épais que sa tête semblait directement posée sur ses épaules. Le brave homme, tout aussi sympathique que ses arômes de fraise et de pistache, réveilla tant de souvenirs magiques que je ne pus détacher mon regard de cette vue « panoramique » de la place. Il régnait dans le quartier une véritable ambiance d’un village en fête ; j’entendais, à présent,  les cris et les rires des petits Villierois qui s’agglutinaient aux devantures colorées des échoppes des marchands de friandises. Des badauds circulaient dans la rue et… Oh ! extraordinaire, parmi eux mes deux boucs émissaires :

Naon, un échalas voûté des plus détestable, chauve, tordu, qui passait la plupart de son temps à guetter, derrière ses rideaux de crêpe fripés, le moindre mouvement du voisinage. J’avais pris l’habitude de jouer à la marelle dans la rue, juste à hauteur de son immeuble. Combien de fois ne m’a-t-il pourchassée en brandissant sa canne lorsque, avant d’entamer le jeu, je traçais à la craie blanche des cases sur l'asphalte.

Et puis il y avait Juliette ; une petite veuve boulotte, acariâtre et tout aussi curieuse que son voisin direct. Son visage enflé, à demi marqué d'une tache de naissance rouge violacée,  m’emplissait d'effroi.

Bien que nos deux compères soient continûment brouillés, ils trouvaient dans l'inimitié qu'ils me manifestaient un intarissable sujet de conversation. Ma cote de popularité grimpa le jour où, à la lueur opalescente des réverbères, sûre que les inquisiteurs s’étaient retranchés devant leur poste de télé, j’avais copieusement inondé les poignées de leur porte d'entrée de déjections animales fraîchement récoltées. Vous imaginez sans doute la suite ; un coup de sonnette appuyé, une périlleuse échappée, une retraite dont la constance variait proportionnellement à la virulence du courroux de mes victimes.

Où êtes-vous adorables galéjades ? Et vous, paysages de mon enfance, douces senteurs d’un fouillis verdoyant de fougères ?

Tous ces souvenirs m’avaient attendrie, la mélancolie me gagnait. Des yeux humides m’invitaient à refermer le coffre lorsque j’aperçus sous une pile d’épais registres un bout de coton blanc. Je tirai avec insistance sur le tissu ; c’était son tablier ! J’en frissonnai de la tête aux pieds et ne pus retenir des larmes. Je gardai cette étoffe entre mes doigts et me souvins combien mon grand-père avait une allure martiale même si les seuls uniformes qu’il élima durant plus de quarante années, dans les laboratoires pharmaceutiques, furent ces grands sarraus blancs dont les pans se croisaient à la taille et se nouaient dans le dos. L’armée fut son berceau de connaissances ; elle lui permit de maîtriser la chimie et la science de la préparation des médicaments, pas toujours à bon escient paraît-il si je m’en réfère à cette anecdote que Catherine m’a si souvent racontée.

Au sortir de la seconde guerre, le bougre, dont le cœur n’avait jamais vraiment balancé entre le vice et la vertu, se servit de ses dons pour élaborer une crème « autobronzante ».  Quelle fortune, pour cet épicurien convaincu, de pouvoir habiller, jusqu’au haut des cuisses, les jambes des jolies filles dont la seule obsession était de séduire un « ricain » au bal du samedi soir ?

Catherine était l’une de ces jeunes femmes. Elle devait avoir une vingtaine d’années lorsque sa famille élut domicile dans l’une des petites maisons de la place. D’emblée elle sympathisa avec Armand ; comment pouvait-il en être autrement ? Elle parlait justement de mon grand-père.

« Sacré lascar ton vieux, Jeanne ! J’étais en communion parfaite avec lui qui, comme moi, aimait tous les côtés festifs de la vie. Oh ! Combien cette période qui suivit la libération me fut propice !  Les guinguettes fleurissaient dans toute la banlieue. Les Américains superbes, généreux et ma foi souvent étrangement bronzés, nous captivaient toutes. La journée du samedi suffisait à peine à se bichonner pour le bal du soir.  Armand, dont j’avais été le cobaye préféré, m’appliquait donc dès le matin sa miraculeuse crème. Ce matin-là il était, comme à son habitude, de charmante humeur, taquin et curieux que je lui parle de ma conquête de la semaine. Ce que je fis naturellement sans jamais me douter du canular qu’il m'avait mitonné. Deux heures plus tard mes gambettes avaient viré au coquelicot. Armand joua les naïfs et ne m’avoua que bien plus tard qu’il avait ajouté un puissant colorant rouge à sa préparation. Je me suis imposée un silence de trois jours mais je l’appréciais trop pour ne pas pardonner. »

Estimant m’être suffisamment attardée, je reposai doucement le lourd couvercle. Peut-être allais-je finalement entamer ma gymnastique ? Mais sûrement pas avant d’avoir assouvi l’urgence d’un second bol de café et d’un inavouable déficit de nicotine. Lorsque : ding dong, on sonna.

 




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