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26 novembre 2009 4 26 /11 /novembre /2009 11:13

La pièce

 

Cet hiver là fut certainement l’un des plus ténébreux et des plus rudes du siècle. À l’aube de ce vendredi de décembre, le thermomètre affichait moins quinze. La neige avait envahi la vallée de la Meuse. Le long des quais tout semblait figé. Deux péniches croupissaient dans le fleuve engourdi telles des épaves abandonnées dans les glaces. À quelques encablures, les tuiles rouges des corons supportaient un épais manteau blanc. Le poêle à charbon crépitait plein feu sous le toit qui abritait son petit monde. Ses parents avaient élu domicile dans l’une de ces petites maisons ouvrières qui bordent, aujourd’hui encore, une placette joliment ombragée, à la belle saison, de marronniers centenaires, non loin d’un terril. Une gueule noire qui avait pris, en cet hiver 1941, des semblants de Kilimandjaro.

 

Il faisait encore sombre quand elle fut éveillée par les piailleries de ses deux frères aînés. Ils se chamaillaient dans la chambre voisine. Le minois espiègle, elle émergea de l’épaisse couette que sa mère avait elle-même garnie de plumes d’Eider. La bouche grande ouverture, elle souffla dans l’air glacial de la chambre et regarda la vapeur lentement se hisser au plafond et dessiner des rêveries. Des images qu’elle devinait toujours étonnantes, magiques comme sorties d’un récit d’aventures. Phine, sa mère s’époumonait, depuis un moment, au pied de l’escalier de bois peint : « Julia, debout ! Il est l’heure ma fille ! ». Elle joua la sourde et expira à qui mieux mieux pour attiser la magie jusqu’au moment fatidique où sa mère rabattit d’un coup l’édredon au pied du lit.

 

— Allez hop ! Petite flémarde ! C’est le dernier jour d’école avant les vacances de Noël.

 

Elle frissonna, s’habilla en toute hâte ; il faisait glacial. En haut de l’escalier de bois, elle renifla l’odeur particulière de l’orge que sa mère faisait griller pour suppléer au café devenu rare. Le café, ils n’en avaient pas mais, pour le reste, Armand, son paternel, était un vrai débrouillard ! Deux fois la semaine, il s’en allait, pour une randonnée longue de quinze kilomètres, à travers les chemins sinueux de campagne. Il poussait le portail de chacune des fermes qui peuplaient la plaine. Ses sacoches de cuir délavé emplies de victuailles, il rentrait au bercail avec l’extrême contentement de pouvoir adoucir le quotidien de sa famille.

 

Les yeux encore tout collés, Julia entra dans la cuisine. Son père rechargeait la cuisinière d’une bûche de belle taille. Il récupéra les cendres du fourneau et sortit les déverser devant le pas de porte. Sur la toile cirée de la table centrale, un vrai petit-déjeuner attendait : lait fumant, maquée, cassonade…

 

— Où sont les garçons ? interrogea Phine d’une voix mielleuse.

— Ils sont toujours en haut, en train de se chamailler, maman.

— Veux-tu les appeler, Julia, soupira-t-elle.

— Jean, Louis, dépêchez-vous un peu, exigea Julia, comme une vraie petite bonne femme.

 

Un fracas familier retentit dans le hall. En se bousculant l’un l’autre, les deux compères firent, à leur tour, irruption dans la cuisine. « Incorrigibles descendeurs de rampe d’escalier » grogna leur père. Dans un chahut pas possible, ils envahirent la table, happèrent une tranche de pain noir et attaquèrent gaiement à asticoter Julia. Louis tirait comme un forcené les cheveux de sa soeur. « Je te tiens par les tresses » criaillait-il. Elle se mit à pleurnicher.

 

Phine était prête à mettre le holà lorsqu’un grondement lointain rétablit le calme autour de la table. Armand abandonna sa tartine. Incrédule il fixait le plafond. Le grondement se rapprochait comme une menace. C’était comme le bourdonnement d’une ruche cent fois amplifié. Un bol ébréché tremblait sur la table. Phine lui adressa un regard inquiet. Armand bondit de sa chaise, écarta d’un coup sec les vieux rideaux de tulle, colla le nez à la fenêtre. Les garçons couinaient dans son dos.

 

— Ainsi donc, c’est vrai ! mugit-il.

— Hourra ! Hourra ! Des avions, des avions, braillèrent les garçons.

— Armand ?

— T’inquiètes pas Phine, susurra-t-il.

— Ils vont atterrir, affirma Louis.

— Atterrir ? s’étonna Phine.

Armand dodelina : — Oui, à Bierset.

— Mais, il n’y a que des champs de patates là-bas ! rétorqua-t-elle.

— Détrompe-toi, trois semaines qu’ils turbinent. Ils ont construit une piste, affirma Armand.

 

Une escadrille de la Luftwaffe venait de jeter son dévolu sur l’aérodrome de Bierset, à cinq kilomètres de leur quartier. Les militaires firent donc rapidement partie intégrante du paysage et le moins que l’on puisse dire est que l’armée allemande renaissante avait décuplé son goût des tenues d’apparat. Leurs uniformes saturés de boutons dorés, galons, passepoils et autres aiguillettes fascinaient Julia. Désinvolte et jouette, comme peut l’être une gamine de neuf ans, elle les associait volontiers au sapin paré pour les fêtes de la Nativité. C’est probablement cette insouciance qui lui fit dire que cet hiver là fut aussi l’un des plus magiques dont elle ait souvenance.

 

La veille de Noël, la neige tomba à nouveau en flocons serrés. Julia en était ravie puisqu’elle avait réclamé… Non ! Dieu du ciel ! Pas réclamé, suggéré à son père qu’une nouvelle paire de bottines serait la bienvenue dans la hotte du père Noël. Son père s’était contenté d’esquisser une moue révélatrice. Elle avait compris que les pièces de cuivre trouées, que lui remettait Monsieur Bastin, n’auraient pu suffire d’autant qu’elle avait, cela ne s’invente pas, deux frères aînés. Monsieur Bastin était le pharmacien du village. En ce temps-là on disait plus volontiers l’apothicaire. Armand était chimiste. L’apothicaire l’avait engagé, quelques années auparavant, pour l’épauler dans l’officine. Phine, quant à elle, avait suffisamment de peine avec ses trois turbulents rejetons.

 

Ils passèrent donc Noël sans colis enrubanné au pied du végétal qui, loin d’être le jumeau du traditionnel sapin, avait pourtant pris l’accent de la fête. La dinde, intelligemment troquée par Armand, rôtissait gaiement dans la lèchefrite. Phine, de temps à autres, reniflait, les yeux emplis de convoitise, la belle julienne colorée et juteuse qui suait dans une poêle. On l’entendait ruminer, dans son patois limbourgeois « God verdom ! Dat voelt goed !” Son plus beau cadeau de Noël eût été que ces petits légumes proviennent de son jardinet où, malheureusement, ne prenaient vie que quelques volontaires rutabagas. Julia aurait volontiers troqué son assiette contre une jolie paire de bottines. Elle avait l’impression de manquer de tout alors qu’à la chaleur de la vieille cuisinière, les joues rosies, elle entamait la cuisse dorée du volatile qui emplissait sa gamelle. Ses frères, comme à l’habitude, bruyants et taquins attendaient, avec une impatience non dissimulée, l’instant où elle abandonnerait les restes de l’animal. Après le repas, ils se rapprochèrent du monstre de fonte. Les pieds fourrés dans les tiroirs, ils écoutèrent religieusement leur père entamer la lecture d’Oliver Twist. Ainsi passa Noël dans la petite maison de la place ombragée, dans l’insouciance qui n’appartient qu’à l’enfance, loin des grondements de la guerre.

 

01 janvier 1942.

 

Comme tous les 1er janvier, Julia et ses frères devaient se rendre chez leur tante Marthe pour présenter leurs vœux. L’horloge, au pied de l’escalier de bois peint, venait de sonner la neuvième heure.

 

— Allons, allons les enfants, votre tante doit déjà vous attendre. On se presse, réclama Phine d’un œil noir.

 

Les yeux de Phine étaient aussi foncés que la chevelure ébène qu’elle relevait en chignon. En fait, elle présentait un physique qui lui concédait un air austère alors qu’elle était la douceur personnifiée. Louis et Julia étaient, comment dire, un bon compromis entre père et mère. Ils avaient été façonnés de leurs deux pâtes. Jean était différent. Grand, élancé, blond, le regard cristallin, il semblait avoir été enfanté par Aphrodite.

 

— On y va ? interrogea Louis qui venait d’entortiller autour du cou de sa soeur une écharpe de laine.

Jean lui enfonça jusqu’aux oreilles le bonnet qui traînait sur une chaise. Hé ! Oui, ils savaient aussi se montrer protecteurs les deux lascars.

— On y va ! Julia est prête. 

 

Tante Marthe occupait une maison modeste sur les hauteurs d’un village voisin. Chaudement vêtus, les enfants se mirent donc en route pour une réelle expédition. Le paysage était polaire. Tout avait disparu sous plus de cinquante centimètres de neige et les flocons tombaient toujours serrés. Les rues étaient désertes. Cet épouvantable blizzard avait invité les gens à rester à l’abri dans leur chaumière. Mais, sûrement pas les enfants téméraires qu’étaient Julia et ses frères. Présenter leurs vœux à Marthe ; c’était incontournable. Vous pensez ! Veuve, sans enfant, il était dans ses habitudes de les gâter. Pour sûr, il allait y avoir de ces moelleux petits gâteaux tout en sucre délicatement posés dans un joli panier d’osier.

 

Après une bonne demi-heure de marche, les orteils commencèrent à faire mal ; c’est que la neige passait au travers de leurs vieilles godasses. Les nez, les joues, les mentons prirent une teinte un peu trop rouge. Les doigts fourmillèrent. Et, horreur ! L’interminable rue du Mâvis s’élevait en pente raide droit devant. Les garçons gémissaient derrière Julia. Qu’est-ce qu’ils pouvaient être douillets ces mecs ?  « Mes doigts sont engourdis, ça pique, j’ai mal... » Le moment était venu de mettre à profit les judicieux conseils de leur père : « Il faut bouger les doigts pour faire circuler le sang. » Julia ôta ses moufles, compressa entre ses mains une belle boulette de poudreuse et entama la bataille avec ses frères. Évidemment ils gagnèrent, ils se liguaient toujours contre elle. Elle se mit à courir et elle prit une jolie pelle. Jean et Louis se rirent d’elle. Qui aurait pu croire qu’ils avaient respectivement treize et onze ans ces couillons ? Ils hurlaient comme s’ils sortaient de la maternelle. Julia se débarrassa de la neige qui collait à ses vêtements. Tiens, elle ne les entendait plus ; s’étaient-ils fatigués à force de crier ?

 

Le bourdonnement du vent emplit un long moment. La tempête rendait la visibilité quasi nulle. Pourtant, en cherchant bien, à travers les flocons, quelque chose se profilait dans la rue en pente. Une masse sombre qui se déplaçait plutôt rapidement. Jean eut l’air inquiet. « Viens ici, Julia ». Elle n’obéit pas. Comme d’habitude elle n’en fit qu’à sa tête ! La chose se rapprochait. C’était un militaire. Il avait fière allure. Un long manteau de drap gris bleu recouvrait le haut d’une paire de bottes de cuir noir. Deux petites taches marquaient, de leur jaune éclatant, le col de son uniforme.

 

— Un Bosch, c’est un Bosch ! s’exclamèrent, de concert, les deux garçons.

— Julia, viens ici ! répéta l’aîné cette fois d’un ton incisif.

Julia haussa les épaules. Son regard ne se détachait pas de cet homme grand, élancé qui marchait en cadence.

— Viens ici petite peste, marmonna Louis entre ses dents.

 

Elle avança, laissant les garçons cinq bons mètres en arrière. Elle allait bientôt être à hauteur du militaire et, elle savait exactement quoi lui dire. Elle redressa, bien haut, mon minois espiègle : « Bonne année, monsieur. »

 

Du haut de son mètre quatre-vingt, l’homme demeura figé comme pétrifié sous l’effet de la surprise. Il inclina la tête vers Julia. Elle distinguait à peine son visage : la visière de son képi était bien trop longue. Il s’accroupit, ôta son couvre-chef. Des cheveux blonds, coupés ras, encadraient les traits d’un homme jeune. Il avait un regard bleu d’une rare intensité.

 

— Name ? Ton nombre ? interrogea-t-il de son épouvantable accent germanique.

Julia retroussa malicieusement les ailes de son petit nez en trompette.

— Julia, et toi ?

Troublé, l’homme peinait à contenir ses émotions. Son visage s’assombrit. Il lui adressa un regard affreusement triste. Il se mit à fouiller les poches intérieures de son manteau, finit par retirer de l’une d’entre-elles, une petite photo écornée.

Siehst du ? Meine kinder.. Meine, répéta-t-il en se tapotant la poitrine.

Julia comprit qu’il s’agissait de sa fille. Une tête blonde qui, à vue de nez, devait avoir son âge. Les cheveux retenus de rubans de soie rouge, elle arborait le même regard bleu intense que son père.

— Elle est belle ta fille, monsieur. Tu ne m’as pas dit ton nom, réclama-t-elle.

Il laissa alors échapper un large sourire.

— Oh ! Ja, Karl.

Il lui accrocha le bras et abandonna une pièce de monnaie dans le creux de sa menotte. Une pièce magnifique, d’une brillance peu commune ; elle était frappée de l’effigie de Léopold III. Muette, Julia sentit une douce chaleur lui inonder l’estomac. Ses petits doigts se refermèrent sur le trésor. L’homme se releva, lui souhaita à son tour « Gutes jahr » et s’éloigna en ignorant complètement ses frères.

 

— Hé ! Louis, tu as vu l’aigle sur son képi ? interrogea Jean.

— Et comment ! Et les trois ailes sur ses insignes, t’as vu ? C’est un officier ! Un capitaine ?

Jean acquiesça d’un signe de tête.

— J’ai eu une pièce, j’ai eu une pièce, s’époumonait Julia.

— Fais voir !

Pas peu fière, elle ouvrit les doigts sur une pièce d’argent de vingt francs.

 

La guerre, avec son lot de restrictions, avait rendu Julia bien plus réfléchie qu’une fillette de neuf ans. Elle savait que cette pièce permettrait à sa famille de manger pendant plusieurs jours. Et pourtant, ce soir-là, elle fit preuve d’un manque incroyable de maturité.

 

Elle dit à son père : — Elle est à moi. Je la garde.

— Tu la garderas pour cette nuit mais, demain matin tu me la remettras, Julia.

Même si la nuit fut bonne conseillère, au petit matin, Julia traînailla au lit bien plus que d’habitude. Sans doute voulait-elle retarder l’échéance. Le surlendemain, une jolie paire de bottines neuves trônait sur le manteau de la cheminée.

 

Soixante-huit années n’ont pas altéré le bleu intense du regard de cet officier allemand. Julia se dit souvent qu’elle aurait aimé conserver la pièce mais, elle sourit à l’idée que cette rencontre ne fut pas banale et surtout qu’encore aujourd’hui Louis peut lui en être garant.

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commentaires

U
<br /> Meilleurs voeux pour l'année 2010!<br /> <br /> <br />
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U
<br /> Je vous souhaite un joyeux Noël!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Merci à vous aussi<br /> <br /> <br />

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Chloé des Lys

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